13 avril 2009 / Journal Le Messager - Douala
Capitaine de vaisseau Ebanga
“ Je suis
Français comme Obama est Américain ”
Crâne rasé comme il est de mise dans l’armée,
Philippe Ebanga a l’air de ce qu’il est est : un marin aguerri. Affable, ce
quadra bon teint (il est né en 1966 à Douala), nous reçoit avec le sourire.
Pour nous retracer son brillant parcours dans la marine française dont il va
commander en juillet prochain, l’un des fleurons: Le Tonnerre, la dernière
née de l’ingénierie navale hexagonale et le deuxième plus gros bâtiment
après le porte-avions Charles de Gaule (voir Le Messager no 2824 du 27 mars
2009). Marié et père de trois garçons, le natif de Tsang dans le département
de la Lékié au Cameroun ne se prend pas pour autant la tête. Mais s’il garde
les pieds sur terre, il passe le clair de son temps en mer. Une vieille
passion qui l’a poussé en 1983, au terme de ses études secondaires aux
lycées Joss et Leclerc, à s’envoler pour l’Ecole navale en France afin de
réaliser un “ vieux rêve d’enfant ”, attiré par le métier des armes.
Philippe Ebanga y gravit, un à un, tous les échelons de la hiérarchie
jusqu’au grade de capitaine de vaisseau, l’équivalent de colonel, le dernier
grade d’officiers supérieurs avant le grade d’officiers généraux. Rencontre
avec un homme de conviction.
Qu’est-ce qu’un Camerounais fait sur un bateau français ?
Disons… que je suis Français d’origine camerounaise. Mon père est
Camerounais et ma mère est Française, et servant dans la marine française,
je suis bien sûr Français. J’ai choisi cette voie bien qu’ayant été élevé au
Cameroun. Les fondements de mon éducation son ancrés ici au Cameroun, mais
mon éducation supérieure, je l’ai reçue en France. En guise de comparaison,
je suis Camerounais comme M. Obama est Kenyan et Français comme il est
Américain.
Avez-vous gardé des attaches avec le Cameroun, est-ce que vous y avez de
la famille ?
D’abord je vais vous dire d’où je viens. Mon village se trouve dans le
département de la Lékié, à Tsang. J’y étais récemment, au mois de février
(2009, Ndlr), à l’enterrement de mon père. Des attaches, oui, je les ai
gardées puisque j’ai de la famille et des amis d’enfance qui travaillent ici
au Cameroun, et je reviens de temps en temps quand la marine me le permet,
tous les trois ou quatre ans.
Vous allez sous peu devenir capitaine de ce bateau, si nos informations
sont bonnes. C’est une lourde responsabilité qui vous attend là…
Effectivement, il y a un décret du président de la République (Nicolas
Sarkozy Ndlr) signé en mars, qui me nomme au commandement de ce bateau à
partir du mois de juillet. Ce n’est ni un hasard ni une faveur, ce n’est pas
non plus un effet de mode : c’est le résultat de 23 ans de carrière dans la
marine, où j’ai déjà eu l’occasion de commander deux autres bâtiments dans
différents grades : un patrouilleur rapide dans le grade d’enseigne de
vaisseau et une frégate quand j’étais capitaine de corvette, ce qui m’a
amené à parfaire mon expertise et mon habilité à commander une plus grande
unité.
A quel niveau vous situez-vous actuellement dans la hiérarchie de la
marine française ?
Je suis capitaine de vaisseau, ce qui est l’équivalent du grade de colonel
dans l’armée de terre ou la gendarmerie. C’est le dernier grade d’officiers
supérieurs avant le grade d’officiers généraux. C’est le résultat d’une
sélection impitoyable tout au long de ma carrière. J’ai eu à passer des
concours internes, des sélections et des évaluations très dures à
intervalles réguliers.
En tant que capitaine, quelles sont vos compétences sur un bateau de ce
type ?
Les compétences sont d’abord nautiques, car si on ne navigue pas en
sécurité, on met en danger le bâtiment et la vie des marins. Vous avez vu
pendant la visite (la presse a été invitée à visiter Le Tonnerre le 26 mars
au port de Douala au terme du séminaire sur la sécurité au Golfe de Guinée)
que c’est aussi un aéroport. Donc il faut également avoir des compétences en
aéronautique pour être capable de superviser la mise en œuvre des
hélicoptères. Les compétences du capitaine de bord sont aussi des
compétences opérationnelles nécessaires pour s’intégrer dans une force
navale et pour conduire les opérations. Dans mes fonctions, je suis aussi un
peu le maire du village, puisque je fais de l’administration et la gestion
de ce bâtiment en termes de ressources humaines, de solde et carrière du
personnel militaire qui m’est subordonné, etc.
Revenons sur votre présence dans les eaux territoriales camerounaises.
Comment l’expliquez-vous ?
Je vais faire une analogie pour permettre de comprendre un peu la situation.
C’est un peu comme des forces de police stationnées à un carrefour. Quand
elles sont là, les automobilistes font un peu plus attention que quand il
n’y en a pas. C’est un peu la même chose. Le fait d’avoir un bâtiment de
guerre qui croise dans les parages est de nature d’abord à rassurer les
bâtiments marchands, et à faire réfléchir des éventuels contrevenants ou
opposants à la libre circulation maritime. Ce peut être des pirates, ou des
gens qui se livrent à toutes sortes de trafics. Cette présence concourt
également à acquérir de la connaissance de l’environnement. Plus on est là
pendant longtemps, plus on peut constater l’atmosphère et l’ambiance qu’il y
a, et puis on est à même de détecter des choses qui sont anormales. Parce
que la difficulté, c’est souvent d’arriver à sortir du bruit de fond des
activités illicites qui peuvent se dérouler.
Que pouvez-vous faire concrètement pour garantir la sécurité dans la zone
du Golfe de Guinée en proie à une insécurité permanente ?
D’abord tout seul, Le Tonnerre ne saurait garantir la sécurité dans le Golfe
de Guinée, sinon il y a longtemps qu’on aurait pris cette option. Le
Tonnerre est un moyen comme un autre pour garantir la sécurité, mais cela
passe d’abord par une étroite collaboration avec les Etats côtiers, qui ont
une partie de leurs territoires qui se situent en mer (eaux territoriales)
et dans lesquelles on n’a pas le droit de pénétrer sans autorisation parce
qu’ils relèvent de leur souveraineté. Notre action ne peut être que dans les
eaux internationales, et il suffit de regarder la carte pour constater que
les eaux internationales sont assez éloignées des bordures côtières où se
passe la majeure partie des trafics ou des larcins.
Est-ce à dire que votre action ne peut être que préventive ?
Elle est essentiellement préventive, mais elle peut être aussi active, mais
en coopération directe avec les Etats riverains qui nous donneraient
l’autorisation pour intervenir tout seul ou avec eux sur des situations
anormales.
L’obtention préalable de ces autorisations n’affecte-t-il pas
l’efficacité de votre intervention, quand on sait que les Etats riverains
sont particulièrement jaloux de leur souveraineté ?
Cela pourrait le cas échéant la ralentir bien sûr, puisqu’il y a un dialogue
qui va s’instaurer, pour examiner les modalités d’une intervention. C’est
vrai ici, c’est vrai partout dans le monde, sauf dans certaines régions où
il y a des accords bilatéraux ou multilatéraux qui ont été signés, par
exemple dans les Caraïbes.
Est-ce qu’on ne pourrait pas envisager ce type d’accords pour davantage
sécuriser la zone du Golfe de Guinée ?
C’est un des sujets de réflexion qui a été évoqué ce matin pendant le
séminaire (le 26 mars 2009, une rencontre de réflexion sur la sécurité sur
les côtes camerounaises a eu lieu sur le bateau, en présence de
l’ambassadeur de France au Cameroun et des gouverneurs camerounais des
régions du Sud, du Littoral et du Sud-Ouest, Ndlr). Il est question d’avoir
une coopération sous régionale avec des accords qui permettraient
d’accélérer d’éventuelles interventions entre les Etats du Golfe de Guinée
(Gabon, Cameroun, Nigeria, etc.), et le cas échéant, avec éventuellement le
concours de la France, les Etats-Unis par exemple.
Qu’est-ce que un bâtiment comme Le Tonnerre apporte aux pays riverains du
Golfe de Guinée qu’ils n’ont pas ?
Un enrichissement mutuel. Je dirais avec beaucoup d’humilité que nous
apportons une certaine connaissance un peu théorique mais ancienne de la
zone, puisqu’on a une présence permanente qui nous permet d’avoir
l’historique de la situation. Ensuite, nous retrouvons également sur place
nos camarades avec lesquels nous avons fait des études en France, au
Etats-Unis etc., avec lesquels on peut facilement échanger et travailler
dans un climat de confiance. De plus, cet enrichissement mutuel nous permet,
lorsque l’on conduit la mission, de mieux intégrer tous les aspects pour une
bonne exécution. C’est également important que nous apportions une forme
d’expertise extérieure, parce que nous avons des moyens différents, mais
aussi la connaissance locale est essentielle pour réussir une mission.
Parlant du séminaire que vous évoquez, est-ce que vous pouvez préciser
les axes des enseignements que vous avez prodigués aux officiers locaux ?
Ce n’était pas un séminaire de formation, c’était un séminaire de réflexion
organisé sous l’impulsion de M. Serre, l’ambassadeur de France au Cameroun,
assisté par une ambassadrice qui a été désignée par le président de la
République française pour coordonner l’action de la France dans le domaine
de la lutte contre la piraterie au niveau mondial. Il était donc question de
mettre sur la table toutes les compétences camerounaises et françaises, voir
comment mettre en commun tous les moyens disponibles, mettre en place les
mécanismes de coopération au plan national et pourquoi pas au plan
international pour pouvoir faire face, non pas demain matin mais sur le long
terme, à ce fléau. Il ne s’agit pas d’éteindre l’incendie, mais surtout de
le prévenir, l’anticiper et réduire les risques.
Certains soupçonnent derrière votre présence ici des intérêts politiques
ou économiques pour votre pays ?
Je ne peux pas répondre directement à la question parce que même s’il y en
avait, je n’en saurais rien. En revanche, ce que je peux dire en tant que
professionnel de la mer, et marin de guerre, c’est qu’aujourd’hui, dans la
globalisation on a besoin que le trafic marchand qui passe par voie de mer
(80% des biens échangés sur la planète), circule librement. On a vu par
exemple dans le Golfe d’Aden, les attaques des pirates qui génèrent
l’augmentation des primes d’assurance de manière significative. Ce qui fait
que votre marchandise, au lieu de la payer à 1 000 F, vous allez la payer à
1 500 F parce que la prime d’assurance est plus chère ou que les trajets des
navires seront plus longs pour contourner les zones à risques. Notre intérêt
à nous, l’intérêt du Gabon, du Cameroun ou de n’importe quel autre pays,
c’est de faire en sorte que des voies maritimes ne soient pas entravées,
parce que dans le cas contraire, il y aura ralentissement de l’activité
maritime, donc une augmentation des prix avec un impact direct sur les
citoyens.
La zone du Golfe de Guinée a enregistré ces derniers temps des attaques
significatives : il y a eu une attaque de banques à Limbé au Cameroun, celle
du palais présidentiel en Guinée équatoriale, et celles, nombreuses dans la
zone de Bakassi souvent avec des prises d’otages. Le Tonnerre que vous allez
diriger dans trois mois peut-il répondre avec toute l’efficacité nécessaire
à cette insécurité ?
S’il y avait une réponse facile à donner, on l’aurait trouvée depuis
longtemps et je serais bien fier de vous la donner ici. Mais je crois que la
situation est extrêmement complexe comme je l’ai évoqué tout à l’heure, une
des raisons étant les eaux territoriales des pays riverains, et cet état de
fait est bien compris par les brigands, ces “ coupeurs de routes maritimes ”
qui essayent de profiter de cette sorte d’impunité actuelle en mer
puisqu’ils savent bien qu’il sont à l’intérieur d’un Etat. Alors ils
profitent de leur rapidité puisqu’ils opèrent à partir de la côte. Nous,
nous complétons le cas échéant le dispositif des Etats qui est par nature
interministériel. Cela va en effet de la police des pêches à la douane, en
passant par la gendarmerie, les forces de police, les marines locales. Cette
conjonction des moyens doit être le plus coordonnée possible pour permettre
de répondre efficacement.
Du coup, la machine s’en trouve forcément alourdie…
Ça alourdit peut-être la machine dans l’instant, mais dans la durée, c’est
le seul moyen qui permet d’atteindre des résultats durables.
Vous n’êtes pas les seuls à être présents dans le Golfe de Guinée. Les
bâtiments américains y naviguent aussi souvent. Un commentaire ?
Je crois que nous partageons les mêmes objectifs, celui la sécurité des
voies maritimes, et donc ceux qui ont les moyens pour contribuer à cette
sécurisation y participent, et je crois que c’est bien comme cela.
Maintenant, on parle de burden sharing, c’est l’expression à la mode,
c'est-à-dire le partage des fardeaux. Il ne faut donc vraiment pas y voir
malice. Plus on est nombreux à contribuer pour que les voies maritimes
soient comme on dit communément safe and secure, (libre et sécurisée, Ndlr)
plus le travail portera ses fruits dans la durée. Je crois que c’est de
notre intérêt et de l’intérêt de tous les pays riverains que le trafic
maritime aille bien et soit sécurisé.
Est-ce qu’on ne peut pas y voir une forme de concurrence, plus
précisément, les solutions que vous préconisez et celles des américains
vont-elles forcément dans le même sens ?
A titre personnel je crois qu’elles se rejoignent, du moins à long terme. Et
puis, il n’y a pas de concurrence entre la marine française et la marine
américaine, encore moins entre la France et les Etats-Unis. Sans trahir
aucun secret, nous venons juste d’achever des opérations d’entraînement avec
les Etats-Unis sur la côte-Est des Etats-Unis. Ils nous ont accueillis chez
eux en toute amitié. Au niveau des marines, il n’y pas, je crois, de
concurrence.
Le Golfe de Guinée n’est pas la seule zone maritime insécurisée. Selon
vous quelle est sa spécificité?
La spécificité d’ici c’est d’une part, la géographie qui est très complexe,
avec l’agencement des pays et des eaux territoriales. Il y a la végétation
aussi. A terre, les côtes de Somalie par exemple sont de grandes étendues de
sable, donc il est assez difficile pour les pirates d’opérer de manière
discrète, alors qu’ici avec la mangrove, les rivières, avec le découpage de
la côte et des eaux peu profondes, c’est tout à fait propice au brigandage.
Au large de la Somalie à l’inverse, c’est la haute mer. Donc ici, la
géographie leur permet d’opérer rapidement et de retourner à l’abri, c’est
pourquoi j’ai évoqué tout à l’heure la coopération entre les marines et les
forces à terre, qu’elles soient de la police ou de la gendarmerie ou des
forces armées.