Cent
vingt élèves officiers de marine viennent de
passer près de cinq mois en mer. C’était la
première “mission Jeanne-d’Arc” qui reprend le
titre en changeant de bateau.
Tous les bateaux ont une âme. Celle de la Jeanne-d’Arc ne périra pas. L’amiral Pierre- François Forissier, chef d’étatmajor de la Marine, était officier de manoeuvre à bord du porte-avions Foch quand Édouard Guillaud, l’actuel chef d’état-major des armées, fut son homologue sur le Clemenceau. La fin de ce bateau fut une tragédie, confie-t-il : le voir mourir de rouille, de chantier en chantier, tout en conservant sur sa coque son nom de baptême fut un crève-coeur. «On ne le refera pas avec la Jeanne.» Le porte-hélicoptères navire-école, rentré à Brest le 27 mai à l’issue de sa quarante-sixième campagne, sera envoyé à la casse. Mais son nom se perpétuera de promotion en promotion de l’École navale.
La première transmission de la flamme de la Jeanne a eu lieu le 15 juillet au coucher du soleil sur le pont d’un bâtiment encore neuf, le BPC (bâtiment de projection et de commandement) Tonnerre. Vent faible de nord-est.
Le
bâtiment, de retour de mission, croise à vitesse
réduite au large des côtes ouest de la Corse.
L’air est léger, la mer douce. Sur l’acier gris
qui accueille les hélicoptères, sont alignés,
parallèles, trente membres de l’équipage et
trente jeunes élèves officiers de la promotion
2007 de l’École navale, casquette et tenue
blanches. Arrivent les porteurs de la flamme,
longue étoffe, bleue, blanche et rouge, pliée
avec soin. Cette flamme de guerre s’est allongée
au fur et à mesure des missions ; elle mesure 62
mètres ! Suivent l’amiral, le capitaine de
vaisseau commandant le navire, Philippe Ebanga,
44 ans, formé sur la Jeanne en 1989, et son
second, le capitaine de vaisseau Laurent Sudrat.
Face aux officiers, l’amiral Forissier parle d’un moment solennel et historique, du savoir, de l’expérience et de l’humanité des marins, de cette première campagne de l’“après- Jeanne”… « Déployez la flamme ! » Une jeune femme enseigne de vaisseau déplie l’étoffe entre les deux lignes de marins qui la tendent entre leurs mains. Voici la flamme de la Jeanne transmise au Tonnerre. «Cela m’a ému encore plus que le jour où la Jeanne a accosté pour la dernière fois à Brest », dit l’amiral.
Le
bâtiment rentre de cinq mois de campagne. Il a
quitté Toulon, son port d’attache, le 22
février, a embarqué à Brest 120 officiers en
formation (Navale, commissaires, administrateurs
de la Marine) ; il a traversé la Méditerranée,
emprunté le canal de Suez, atteint Djibouti le
10 avril. Première manoeuvre amphibie avec tout
ce qu’il transporte, hélicoptères lourds et
d’assaut, chalands de débarquement, véhicules de
combat, compagnies d’infanterie de marine, et
les unités qu’il rejoint à terre. Puis dix
semaines de patrouille dans l’océan Indien,
l’Afrique du Sud, La Réunion, les îles Éparses,
les anciens comptoirs de l’Inde et la nouvelle
base d’Abou Dhabi. Il assure la présence du
pavillon national tout en prenant part à la
lutte antipiraterie conduite ici par toutes les
marines du monde – le Tonnerre et sa frégate
d’escorte, le Georges-Leygues, rencontrent des
Russes, des Chinois, des Coréens et pas
seulement des navires de l’Otan. Soixante-trois
pirates capturés et ramenés à terre pour
jugement, mais sans trop y croire…
Au
retour, nouvel exercice amphibie devant
Beyrouth, avec les meilleures unités de l’armée
libanaise. Les midships de Navale n’en ont
jamais tant fait. Ils ont rêvé de Lawrence
d’Arabie à Aqaba, de Monfreid à Zanzibar, de
Mahé de La Bourdonnais à Saint-Denis ou à
Madras. Ils ont appris à naviguer loin,
longtemps et en équipage. C’est leur campagne
“Erasmus”, loin de chez eux, en troisième année
de leur cycle d’études.
Un projet commun de marins et de “terriens”
Hervé Morin, le ministre de la Défense, qui vient les saluer en mer, les encourage sans avoir besoin de faire appel à leur fierté. Chez eux, le service est une seconde nature. À un officier de la marine allemande (ils sont trois parmi dix-sept étrangers), il pose la question: « Quelle différence avec ce qui se fait chez vous ? » « Nous, dit l’Allemand, on planifie plus longtemps à l’avance – et on s’y tient. » « Pas ici ? », insiste le ministre. «Moins…», tente l’officier. « Nous, on s’adapte ! », rectifie le pacha du Tonnerre.
Ce
BPC est une idée française. Née de la rencontre
de marins et de fantassins à l’École de guerre,
les uns décrivant leurs capacités, les autres
leurs besoins. Ensemble, ils ont alors tracé un
projet de bateau, puis ils l’ont soumis aux
états-majors et les ont convaincus. Ainsi a été
créé le bateau “couteau suisse” – qui sait tout
faire. Transporter et mettre en oeuvre des
hélicoptères d’intervention avec leurs
commandos, des chalands et des chars avec leurs
forces d’assaut ; abriter plusieurs milliers de
ressortissants évacués d’une zone de guerre ;
accueillir des blessés dans un hôpital de bord
ou l’état-major interallié d’une opération
majeure.
Encore fallait-il le
construire – et plus vite que le porte-avions
Charles-de-Gaulle (quatorze ans). Des marins ont
fait le tour des chantiers d’Europe. Les
Polonais se sont révélés les plus compétitifs
pour souder les modules de tôle. Ensuite on les
acheminerait à Saint-Nazaire pour la partie
civile et on les assemblerait avec la partie
militaire à Brest. Résultat, entre la mise sur
cale et le lancement: deux années – et une de
plus pour l’entrée en service!
À
un coût, de l’ordre de 400 millions, inférieur à
celui d’une frégate, pour un bâtiment de 22 000
tonnes, servi par 180 hommes d’équipage (2000
marins pour le porteavions nucléaire de 40 000
ton nes), capable de couvrir 600 kilomètres par
jour.
La France en a déjà construit deux, le Mistral et le Tonnerre ; un troisième est en cours, le Dixmude (nom d’un porte-avions d’après-guerre). Les Russes en veulent quatre. À ce prix-là, on les comprend. « Il y a deux moments difficiles dans la vie d’un bateau, dit l’amiral Forissier, l’accouchement et la vieillesse…» Ce Tonnerre est bien né. Il méritait la flamme de la Jeanne.
François d'Orcival